L'article qui suit a été rédigé par Pierre, un membre de notre forum, et publié sur le blog Têtu.

Qui sait ce que c’est que signifie “être bi”, aujourd’hui? Qu’en sait un hétéro ? Ou un homo ? Et qui s’y intéresse, qui a envie de le savoir ? Ni les uns, ni les autres on dirait, à voir à quel point on parle peu de nos expériences et de nos problèmes. Voici mon témoignage, ou coup de gueule si vous préférez !

Être bi, ce n’est pas être homo et hétéro à la fois. Malgré les apparences, ça n’a rien à voir avec ces deux autres orientations sexuelles. Ce n’est pas juste aimer les hommes, et aimer aussi les femmes. Le fait qu’on aime les deux change plein de choses, et suscite des questions et des problèmes que les homos et les hétéros ignorent. Des problèmes que la communauté LGBT n’aborde quasiment pas, tandis que le reste du monde ignore la plupart du temps l’existence même des bi.

En termes de vie sociale, être bi, comme j’en fais l’expérience, c’est avoir le cul entre deux chaises, être entre deux mondes qui se connaissent encore très peu, qui paraissent décidés, autant l’un que l’autre, à vivre comme deux mondes parallèles rechignant à se rejoindre (les homos revendiquant à la fois une place en tant que citoyens comme les autres, et aussi, historiquement, une place à part, via le fort aspect militant et contre-culturel de la communauté LGBT). Être bi, c’est n’appartenir à aucun de ces deux mondes – parce qu’on ne se reconnaît ni dans l’un, ni complètement dans l’autre – et être trop peu visible pour en créer un troisième ou faire simplement en sorte que tout le monde vive dans le même. Il faut que cela change.

Les bi sont-ils visibles ? Quand je suis tombé amoureux d’un ami gay, il y a un peu plus de trois ans (j’en ai 25 actuellement), je me pensais complètement hétéro. A y réfléchir, j’avais déjà ressenti des attirances pour d’autres jeunes gens auparavant, mais j’avais été toujours amoureux de filles, “donc” je ne pouvais pas être gay. La question d’être “les deux” ou “entre les deux”, je ne me l’étais même pas posée. Je n’en avais jamais entendu parler, sauf en de rares occasions et en mal, comme caractéristique de personnages libertins ou calculateurs (alors même que j’ai reçu une éducation plutôt ouverte). Mais la bisexualité, comme orientation sexuelle, je n’en avais vraiment jamais entendu parler. Ça n’existait pas.

C’est le fait d’éprouver non seulement du désir, mais aussi des sentiments pour cet ami, qui m’a fait tomber le ciel sur la tête. J’ai fini par lui parler (en substance : “tu m’attires, je ne sais pas trop comment, ni pourquoi, mais tu me fais quelque chose”). Ça n’a pas été réciproque. Mais quelque part, ça a été le râteau le moins grave que j’aie jamais connu (du moins au départ), parce que, malgré ça, il y avait cette découverte incroyable. Cela a été pour moi comme une révélation, l’apparition d’un nouveau continent, ou l’ouverture d’un troisième oeil, ou le passage au 3D relief, enfin, n’importe quelle image de ce genre : c’était merveilleux. Un pan nouveau du monde apparaissait.

Depuis ce moment-là, ma vie est devenue plus riche, plus complexe, plus compliquée. Je me concevais comme gay-friendly, mais je n’avais pas la moindre idée de ce que c’était que désirer des gens de mon sexe, ou les aimer. L’euphorie première une fois passée (c’était vraiment très beau…), le trouble et la peur sont venus. Tout cela m’a forcé à réfléchir beaucoup ; j’avais peur de me faire des idées, d’inventer des choses, d’en exagérer ou d’en minimiser d’autres (de refouler, comme on dit). Je me suis posé la question pendant des mois (d’autant que je n’avais pas eu de relation hétéro au sens fort au moment où ça m’est arrivé) : est-ce que j’étais gay ? Non. Est-ce que j’aimais toujours les filles ? Oui. Est-ce que j’aimais le porno gay ? Non, pas plus que le porno hétéro d’ailleurs. Est-ce que cet homme, là, dans la rue, m’attirait ? Non… mais celui-ci, oui, et celui-là aussi… peu à peu, mon regard s’est libéré, a changé. Depuis, dans la rue, je regarde, non pas tout le monde, mais des gens des deux sexes.

Tout cela m’a forcé à réfléchir beaucoup, à comprendre ce que je voulais. Je me suis intéressé à la cause LGBT, je me suis inscrit sur un forum sur la bisexualité (bisexualite.info) qui m’a beaucoup aidé ; puis je suis allé dans plusieurs associations (Bi’cause, le MAG, puis le GLUP). J’ai commencé à lire tetu.com et Yagg. Des choses de ce genre ! Et je sais, profondément, que j’aime et désire les deux sexes. Cela changera peut-être (après tout, telles que je vois les choses, cela a déjà changé, et pas qu’un peu), mais personne d’autre que moi n’a le droit d’en juger, et encore moins de tirer des plans sur la comète.

Problèmes et questions

Jusqu’à présent, j’ai eu deux relations hétéro, dont une avec une bi, et une relation homo (assez courte). J’ai aussi été plusieurs fois amoureux sans succès, et j’ai regardé beaaauuuucoup de filles et de garçons dans la rue, le bus, etc.

Ça ne fait pas beaucoup d’expérience. Ma bisexualité est encore récente à l’échelle de ma vie, mais elle a beaucoup changé ma vision du monde… et beaucoup obscurci ce que je pensais pouvoir vaguement prévoir de mon avenir. Un hétéro a toujours plus ou moins en tête le modèle “relation longue, enfants, famille”. Un homo peut avoir l’espoir d’une relation longue. Mais un bi ? Je ne sais pas du tout. J’essaie de ne pas trop m’en soucier, en me disant qu’avec un peu de chance, je rencontrerai simplement la bonne personne, quel que soit son sexe, et j’aurai une relation stable (ou du moins plus longue). Mais la perte de ce “modèle de vie” classique (idéalisé et artificiel, je suis d’accord !) m’a pas mal désorienté.

Mes goûts ne me portent pas à collectionner les plans cul ou les aventures à court terme ; je recherche surtout des sentiments mutuels. Jusqu’à présent, aussi, je m’étais toujours conçu comme fidèle et exclusif (de façon très classique). Maintenant, la question se pose différemment. Je ne peux pas m’empêcher de me demander : si je m’engage dans une relation longue, pourrai-je me contenter d’une seule personne, d’un seul sexe, ou bien l’autre me manquera-t-il ? Si l’autre sexe me manque, devrai-je considérer cela comme un désir excessif, ou bien comme un besoin normal par rapport à ma sexualité et à ma sentimentalité ? Devrai-je refréner ce manque, ou bien revendiquer deux relations simultanées ? C’est une question délicate, à laquelle je ne sais pas répondre. Les témoignages sur le forum m’ont montré que ce qui compte, c’est la capacité du couple à discuter de manière franche et honnête et à conserver une confiance mutuelle forte. Là encore, j’essaie de ne pas trop me faire de souci. Mais je n’ai plus autant de repères qu’avant ; je suis plus libre, mais mes perspectives sont plus incertaines, et là encore, parfois, c’est assez désorientant.

Préjugés et inquiétudes

Il n’y a pas de façon unique de répondre à cette question. Tous les bisexuels n’ont pas le même ressenti que moi, sans doute pas les mêmes besoins. Une partie s’accommode très bien de relations exclusives. Les bisexuels, notamment ceux que je fréquente via le forum, mettent même souvent en avant la fidélité, parce qu’ils doivent faire face aux préjugés sur les bi, selon lesquels les bi seraient forcément infidèles. Et les clichés de ce genre *sont* complètement crétins : des infidèles, il y en a partout, toutes orientations sexuelles confondues, et prétendre une chose pareille est aussi stupide que de penser qu’un homo est forcément une bête lubrique incapable de maîtriser ses désirs. Mais dans le même temps, être bi, dans mon cas, c’est aussi m’interroger sur la notion de couple, me demander dans quelle mesure l’attirance pour les deux sexes est compatible avec une relation avec une seule personne. Me demander ce que je peux réclamer à celles et ceux avec qui j’aurai des relations. Me demander dans quelle mesure j’ai le droit de réclamer un traitement à part, et peut-être une relation non exclusive.

C’est un problème pour moi, et cela me met mal à l’aise pour mes relations futures. Mais ce qui me met encore plus mal à l’aise, c’est de me rendre compte qu’en dehors du forum que je fréquente et de l’association Bi’cause, je n’entends parler de ce problème que sous l’angle du cliché “bi = infidèle”. Autrement dit, rien d’autre, même pas dans “la communauté LGBT”, ne m’aide à réfléchir sereinement à cette question. Il n’y a rien en dehors des discussions sur les idées reçues (et elles sont très tenaces).

Je suppose que c’est un peu pareil que le préjugé hétéro selon lequel les homos n’arrivent jamais à nouer des relations stables. Sauf que là, les homos aussi ont ce préjugé à notre égard…

En dehors de la question de la fidélité, il y a aussi, plus immédiatement, la question du coming-out. Non pas du coming-out en général (je n’ai pas caché mon premier amour homo, ni au départ ni par la suite, et je n’ai pas eu de problème particulier, ni dans ma famille, ni avec mes amis : j’ai eu plutôt de la chance de ce point de vue), mais du fait de devoir annoncer ma bisexualité aux gens avec qui j’aurais envie de sortir. Je n’ai pas envie de dissimuler cet aspect de moi, et encore moins de tromper mes petit(e)s ami(e)s. Mais cela m’inquiète. Maintenant, chaque fois qu’une fille ou un garçon me plaît, je sais que je vais devoir lui en parler, et j’ai peur d’être rejeté, explicitement ou implicitement, parce que j’aime les deux sexes. Ça ne m’est encore jamais arrivé, mais je me sens moins à l’aise quand quelqu’un me plaît.

Jusqu’à présent, j’ai surtout senti ce changement avec les filles, mais, en fréquentant les associations, je me suis rendu compte qu’il existe aussi chez les gays une incompréhension de la bisexualité qui peut facilement mener au rejet. Le mot “biphobie” n’a pas l’air très connu, et il est parfois pris à la blague (un peu comme certains hétéros sourient en entendant dire Le Grand Mot “homophobie”). Du coup, je commence à me demander si je ne risque pas aussi de me faire rejeter en approchant un garçon… et ça ne m’aide pas à vaincre ma timidité.

Invisibilité

Ce qui me sidère, c’est que les bi sont à peu près invisibles, et ça ne me rassure pas du tout, parce que je n’ai pas envie de passer pour une espèce de phénomène curieux. Or, dans les médias généralistes, l’homosexualité ou les relations homosexuelles éclipsent complètement la bisexualité. Dans un film ou un livre, dès qu’un personnage a une relation avec un personnage du même sexe, on va le qualifier d’homosexuel, même quand il a des relations hétéro dans le même film/livre ! Autrement dit, alors même qu’on voit apparaître peu à peu des bi, dans les livres, les chansons, les films (ah, Louis Garrel dans “Les Chansons d’amour” !), on ne les voit qu’à travers le filtre de l’homosexualité, et on ne les définit pas comme bi. Un comble !

La même chose se passe pour les bisexuels célèbres : quand on parle de Verlaine et de Rimbaud, on parle de leur homosexualité, alors que Verlaine était franchement bisexuel (son mariage était tout sauf blanc, et il suffit de lire ses poèmes porno pour se mettre définitivement les idées au clair…).

De la même façon, on parle de l’homosexualité en Grèce antique ou dans la Rome antique, comme s’il n’y avait eu que des homosexuels purs et durs, alors que ces sociétés étaient entièrement basées sur une bisexualité codifiée. Dans les textes d’auteurs LGBT, la différence est faite, mais ailleurs, les bi disparaissent complètement. Les choses changent peu à peu chez certains universitaires rigoureux, par exemple avec le livre d’Eva Cantarella sur la bisexualité en Grèce antique, mais c’est encore loin d’être l’usage courant.

Et dans les médias généralistes, il n’y a pratiquement rien sur la bisexualité. Ou bien pire que rien, c’est-à-dire des évocations de la bisexualité sous le seul angle de la grande partouze défouloir, qui font apparaître la bisexualité comme une pratique sexuelle osée et sulfureuse…

Dans les médias LGBT, on cite les bi… sous la forme du B dans “LGBT” ou la plupart du temps. Je ne crois pas avoir jamais vu d’article parlant spécifiquement des problèmes des bi, des interrogations propres qui sont les leurs, ou de la biphobie. Nous ne sommes pas les seuls ignorés (je ne pense pas que les personnes intersexes, par exemple, soient mieux loties que nous, au contraire) mais le résultat est le même : on ne nous voit pas, et il faut que cela change.

On peut se demander pourquoi il n’existe à ce jour en France qu’une (à ma connaissance) association spécialement bi (Bi’cause, à Paris). Ce serait un peu rapide d’en conclure qu’il n’y a pas de communauté bi, qu’il ne peut pas y en avoir, ou bien qu’il n’y a pas de besoin pour une telle communauté. A cet égard, la différence avec le monde anglo-saxon est flagrante : aux Etats-Unis et au Canada, les bi sont beaucoup plus visibles, et il y a de quoi être jaloux de tout ce qui se fait là-bas. Voyez l’Institute of Bisexuality, par exemple. La situation est loin d’être idéale non plus (voyez les préjugés auxquels est confronté Rose, l’héroïne de la websérie “A Rose by Any Other Name”), mais c’est nettement mieux tout de même.

Bizarrement, le site qui me paraît le plus à l’aise avec la notion de bisexualité est… TVtropes, qui accomplit un formidable travail de décortiquage des clichés et des stéréotypes à propos des bi (et de toutes sortes d’autres gens) dans les fictions.
Une anecdote pour finir : je fréquente un site de rencontre, okcupid, très gay-friendly (au moins dans ses mécanismes) : on peut s’y définir comme bi sans problème. En revanche, il n’y a pas de fonction qui permette de recherche spécifiquement des bi (pour draguer ou pour partager ses expériences). On peut choisir de rechercher des hétéros ou des homos, de l’un ou l’autre sexe, mais pas des bi. Autrement dit, nous existons, mais nous sommes introuvables. De là à y voir un symbole de notre invisibilité actuelle…

L’ami dont j’étais tombé amoureux, plus d’un an après ma déclaration, m’a dit que je l’avais convaincu de l’existence des bi : avant, il n’y croyait pas. C’est déjà ça, mon expérience a servi à quelque chose. Mais de nos jours, en 2012, après toutes les luttes des LGBT, en est-on encore là pour les bi ?

Pierre, 25 ans